Le Rif marocain, vaste territoire montagneux bordant la Méditerranée, est une région où la nature et l’histoire s’entrelacent avec force. S’étendant sur près de 500 km, il est délimité à l’ouest par Tanger et à l’est par la Moulouya. Son relief accidenté, dominé par le Djebel Tidirhine, qui culmine à 2 450 mètres, confère au Rif une beauté sauvage et préservée. 

Le Rif 

Le Rif est une terre de contrastes, où les forêts de chênes-lièges et de cèdres côtoient des vallées profondes et des plaines fertiles. Son climat méditerranéen, marqué par des hivers humides et des étés doux, favorise une agriculture variée, notamment la culture du kif, qui demeure une pratique ancestrale dans certaines tribus. Le kif marocain, issu de la culture traditionnelle du cannabis dans le Rif, est profondément ancré dans l’histoire et les pratiques agricoles de la région. Son nom dérive de l’arabe kayf, qui signifie plaisir ou bien-être, reflétant son usage ancestral dans les rituels sociaux et médicinaux. Autant je découvre le Rif, autant je me passe du kif, disponible à tout-va. 

Mais, d'abord, je termine mon passage par le Moyen-Atlas. 
Itinéraire Suivi : 


Itinéraire complet au Maroc : 


Mardi 13 mai, à l'aube, je dépose Murielle à l'aéroport. Il est 6h00. On se retrouve dans deux semaines maintenant. De retour à l’appartement de Marrakech, dans le quartier Gueliz, je m’installe dans un café voisin pour un petit déjeuner tranquille, avant d’enchaîner avec les impératifs du jour. À 9h30, la voiture de location est rendue. Une heure plus tard, un transport privé me récupère et m’emmène à « la ferme », où m’attend la moto.

Latifa et Abdelkrim sont là, bien sûr. Il m'acceuille chaleureusement et insiste pour m'offrir un petit déjeuner, mais je suis déjà rassasié. Place aux préparatifs: je charge tout mon fourbi dans les valises et sacs de la moto. Sur l'instant, une ombre surgit. Un dégât jusque-là passé inaperçu. En effet, la boîte à outil a pris cher pendant l'épisode du berger Abdel (voir article 2 de ce voyage : Le petit traité du berger et le repos des dunes). Je crois que le débattement de la roue arrière, combiné à la surcharge de boue, a fait plier la boîte à outils. Impossible de replacer le couvercle correctement. Elle est bonne à changer. J'ai quelques soucis d'étanchéité à prévoir d'ici à la fin du voyage. 


J’embrasse Latifa et Abdelkrim, un dernier au revoir empreint de chaleur. Il me répète que Murielle et moi sommes ici chez nous, comme à Rabat. Nous souhaitons tous nous revoir prochainement. 

A 12h30, je pars. Quel mauvais calcul… Une course en taxi privé d’une heure, 600 dirhams envolés, et me revoilà exactement où j’avais laissé la voiture ce matin à 9h30 mais il est 13h00. Je suis à nouveau en plein centre de Marrakech, un retour à la case départ que j’aurais pu éviter avec un brin de préparation supplémentaire.

Je poursuis mon chemin, glissant à travers le tumulte urbain. La silhouette majestueuse de la mosquée de la Koutoubia veille sur les rues où s’entrelacent voitures, mobylettes, cyclistes, charrettes, carrioles, calèches, et piétons. Un ballet incessant auquel je me plie désormais sans hésitation. Me voilà rodé à la conduite marocaine, prompt à slalomer entre les obstacles du quotidien. Gare, cependant, au retour sur les routes européennes… Quelques habitudes acquises ici risquent de nécessiter un ajustement, tant le code de la route semble modelé par l’instant plutôt que par des règles strictes.

La mosquée de la Koutoubia

La sortie de l’agglomération s’étire, laissant place, enfin, à la solitude apaisante de la route et de la campagne vierge d'urbanisation. Vers 14h00, sous l’ombre bienveillante des oliviers bordant la nationale, je fais halte pour le déjeuner. Au Maroc, quand tu t'arrêtes quelque part, il y a toujours quelqu'un qui arrive pour parler. Je n'y échappe pas. Un cycliste passe, pile là où je suis arrêté, et nous faisons un brin de causette. Les gens sont souvent surpris par le fait que je me fais mon repas avec réchaud et tout le toutim. 

A 900 mètres d’altitude, le Moyen-Atlas déroule ses paysages sous un ciel maussade. L’asphalte, en bon état, file sous mes roues. Puis, aux alentours de 15h00, la route s’élève encore, atteignant 1 500 mètres. Avec elle, la température chute de 21 à 15 degrés Celsius en l’espace de quelques kilomètres. Sur la carte, je me retrouve quasiment en face d’Agoudal, dans le Haut-Atlas où j’étais quinze jours plus tôt (voir article 3 : La route Foucauld à l’envers). Là-bas, les altitudes flirtent avec les 2 000 et 3 000 mètres. À l’horizon, les sommets se dessinent, silhouettes évanescentes dans la brume.

Le froid me rattrape, me forçant à un arrêt. Je remets la mentonnière du casque, enfile les gants mi-saison, referme les ouvertures du blouson. Décidément, le Maroc aura su me surprendre : jamais je n’aurais imaginé que la chaleur m’y fasse autant défaut.



Lac de Bin-El-Ouidane

A 16h30, j'arrive près du lieu de mon étape, le lac de Bin-El-Ouidane. Je n'avais pas prévu ce trajet, il me faut donc trouver un hébergement pour la nuit. C'est chose faite une heure plus tard, après quelques tours et détours. 

En fin d'après-midi, j'organise le trajet de demain. En effet, là aussi, je dois adapter ce que j'avais prévu. Compte tenu de la difficulté à trouver quelque chose pour cette nuit, je décide de réserver un hôtel pas trop cher, mais à priori de bon rapport qualité-prix à proximité de Fès, sur le trajet initialement programmé. 

L’endroit où je me trouve est bizarre. Cela me fait penser au livre de Thomas Mann, « La montagne magique ». Étrange ambiance désuète d’un hôtel de luxe surannée situé en montagne…  Ce roman de Thomas Mann est une fable philosophique et symbolique, publié en 1924. Il raconte l’histoire de Hans Castorp, un jeune homme bourgeois, qui se rend dans un sanatorium des Alpes suisses pour rendre visite à son cousin malade. Ce séjour, qui devait durer trois semaines, s’étire sur sept ans, durant lesquels Hans se trouve absorbé par un microcosme étrange et fascinant, peuplé de personnages singuliers.

À travers la vie dans ce sanatorium, Mann explore des thèmes tels que le temps, la maladie, la mort, et les grandes idéologies qui traversent l’Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Hans Castorp devient le témoin des affrontements intellectuels et politiques entre des figures comme Settembrini, humaniste et rationaliste, et Naphta, jésuite radical aux idées révolutionnaires. Ce voyage intérieur transforme Hans, qui évolue d’un jeune homme naïf vers une conscience plus aiguë du monde et de la condition humaine.

Ce roman, à la fois initiatique et satirique, joue sur une temporalité énigmatique où le temps semble s’effacer, plongeant le lecteur dans une expérience quasi mystique. C'est un chef-d'œuvre de la littérature moderne, où la montagne devient un espace liminal entre la vie et la mort, entre la pensée et l’inaction.

J'aurais tout aussi bien pu tomber sur un hôtel ressemblant à celui imaginé par Stephen King dans « Shinning »...  Personne ne m'a poursuivi dans les couloirs avec une hache, ouf! Mais toujours est-il que je n'ai pas eu d'eau chaude pour la douche. Pour une nuit à 60€, cela ne passe pas. 

Mercredi 14 mai, le réveil est frileux, à peine 10 degrés dehors. L’air vif s’accroche aux reliefs, rappelant que, malgré le printemps, les hauteurs du Moyen-Atlas conservent leur fraîcheur. Aujourd’hui, je prends la route vers Fès, une longue étape de 307 kilomètres, serpentant à travers cette chaîne montagneuse qui me guide vers mon point de chute du soir. 

Le lac de Bin-El-Ouidane, d'où je pars, repose à 900 mètres d’altitude, une mer tranquille encadrée par les plis rocailleux du massif. J’ajuste mon équipement, la veste chaude vient, encore une fois, se glisser sous le blouson de moto, précaution indispensable face à la morsure du froid ambiant. Dès les premiers kilomètres, la route s’élève. A 1 300 mètres, le paysage s’ouvre, dévoilant le vaste plateau agricole et arboricole de Béni-Mellal, une étendue fertile où les cultures s’étirent sous un ciel bleu et nuageux. 

Plateau de Beni-Mellal


La montagne impose son tempo, dictant chaque montée et chaque descente, tandis que la fraîcheur demeure ma compagne de route…

Je fais halte à Khenifra pour un café et une eau pétillante. La chaleur hésite, dix-huit degrés sous un ciel dégagé. Un instant d’indécision me traverse : garder la veste chaude ou la ranger ? Je ne me rappelle plus la topographie de la route à venir. Va-t-elle monter, descendre ? Finalement, il fait bon, alors j’enlève la veste et la range dans une des valises.

Durant cet intermède d'indécision profonde, un cireur de chaussures m’aborde, sans doute attiré par ma mine intelligente. Il me propose de raviver mes bottes pendant que je bois un café. Mes Paraboot sont effectivement dans un sale état (il a l'œil, le bougre), et après trente-quatre jours de route, elles portent les marques du voyage. Ce n’est pas dans mes habitudes de me faire cirer les pompes, mais aujourd’hui, je me laisse tenter.
Mourad—c’est du moins le prénom que j’ai compris—s’affaire avec application. Il parle, mais parle... Intarissable. Des fragments de vie se glissent dans son flot de paroles : il vit avec sa mère, son père est décédé. Dans un élan de générosité spontanée, il m’invite chez lui si j’en ai besoin. Enfin... C'est ce que j'interprète de ses mots. 

Mes bottes retrouvent leur éclat, je remercie Mourad avec une somme généreuse, en reconnaissance de son travail et de ce moment inattendu.

Barrage Ahmed El Hansalli

A partir de Khenifra, l'altitude monte encore. Le ciel se charge et s'assombrit. La température chute drastiquement et passe à 12 degrés. Je m'arrête et remets la veste chaude. Un peu plus loin, à Azrou, le thermomètre indique 6 degrés et la pluie arrive.  Le côté positif à tout cela, c'est que mes habits de moto vont être un peu lavés. Pas de gamelles et pas de réchaud aujourd'hui, pour le déjeuner. Il fait bien trop froid. Lorsque j'arrive à Ifrane, situé à 1600 m d'altitude, je cherche un restaurant pour y déjeuner à l'abri et au chaud. 

Mais que m'arrive-t-il ? Où suis-je ? Suis-je dans les Alpes Suisse ? Ai-je été téléporté ? Cet endroit est incroyablement différent des autres villes marocaines où je suis passé. Les maisons sont grandes et belles et ressemblent à des chalets alpins. Il y a des trottoirs. Les gens que je croise sont bien habillés. Tout est propre. Et il y a des policiers et des gendarmes royaux partout. Ah, je crois comprendre. Tout semble s'expliquer par le terme « royal ». En effet, le roi du Maroc a un palais ici. L'autre particularité d'Ifrane est qu'il s'agit d'un lieu où les pommiers, eux aussi, sont roi. 

Renseignements pris, c'est aussi un lieu qui abrite un parc national, sanctuaire de biodiversité. Il abrite en effet le majestueux cèdre Gouraud et les facétieux singes magots, gardiens silencieux d’une nature préservée. Ifrane est aussi une ville de savoir et de culture, accueillant l’université Al Akhawayn, carrefour intellectuel où se rencontrent traditions et modernité. Le climat montagnard d'Ifrane, marqué par des hivers enneigés et des étés doux, est très différent du climat méditerranéen ou saharien qui prévaut ailleurs au Maroc. Cette fraîcheur a influencé son architecture et son aménagement, lui conférant une atmosphère presque européenne. Contrairement aux médinas labyrinthiques aux teintes ocre des grandes villes marocaines, Ifrane a été pensée sous le protectorat français pour rappeler les stations de montagne européennes. Ses maisons aux toits pentus, conçues pour évacuer la neige, lui donnent l'allure de village suisse, loin, très loin, des constructions traditionnelles marocaines. Je passe même devant un hôtel, restaurant, boîte de nuit qui se nomme « Le Chamonix ». 

Lorsque je reprends la route, après avoir déjeuné, la pluie a cessé. Le froid est, par contre, toujours bien là. J'arrive à mon étape une heure plus tard, à Immouzer-Kandar. Il n'y a pas de touristes européens ou occidentaux ici, à priori. Je plonge dans une atmosphère purement marocaine. Cette ville, située dans la région de Fès-Meknès, est réputée pour son climat agréable et ses paysages verdoyants, offrant une échappée rafraîchissante aux voyageurs en quête de sérénité. Pour moi, c'est plutôt frais, encore... Cette localité est notamment célèbre pour ses sources d’eau minérale, dont l’eau faiblement minéralisée est mise en bouteille sous la marque « Aïn Soltane ». Son environnement naturel est propice aux randonnées et aux découvertes, avec des cascades et des forêts qui invitent à l’exploration, mais ceci n'est pas pour moi, aujourd'hui. 


Imouzzer Kandar possède également une histoire singulière, marquée par l’influence du protectorat français, qui se reflète dans son architecture et son urbanisme d'une manière un peu moins ostentatoire qu'à Ifrane, toutefois. C'est notamment le cas de l'hôtel que j'ai pour la nuit : La Chambotte (Voir les Coins du Babaz). A noter que pour la première fois, j'ai du chauffage central dans la chambre et il fonctionne.  Chaque année, la ville accueille des événements culturels, tels que le Festival du Cinéma des Peuples, qui célèbre la diversité et le dialogue entre les cultures.

Je profite d'être au chaud et plutôt bien installé, avec un wifi qui fonctionne bien, pour contacter Anna de chez Bumot, mon fournisseur de valises bulgare. Ainsi, je lui commande la boîte à outils, et quelques bricoles, pour trouver tout cela à mon arrivée à Toulouse. Anna me confirme qu'elle s'occupe de tout. 

Jeudi 15 mai, Le Rif c’est pour aujourd’hui. Mais d’abord, je termine le Moyen-Atlas à Fès qui est la ville qui arrive peu après mon départ. Comme je n’ai pas la possibilité de visiter, puisque je ne peux pas laisser la moto, les sacs, le casque, le blouson, etc… Je me suis prévu un circuit panoramique à moto, afin de voir l'essentiel de Fès. A savoir les portes, la muraille et la Médina dans son ensemble. Mon circuit contourne la ville par l’Est via la rocade Sud afin d’arriver aux abords de la vieille ville par la N6 et ainsi, longer la muraille et la Médina, pour son côté Pile. Comme cela, j'ai aussi des vues magnifiques sur le Moyen-Atlas et la campagne environnante de Fès. 

Avant Fès - le Moyen-Atlas
 
C’est le moment que je fasse un résumé me permettant de présenter cette ville. Fès, joyau du Maroc, est une ville qui vibre au rythme du passé tout en embrassant le présent. Fondée au VIIIᵉ siècle, elle est considérée comme l’une des capitales spirituelles et culturelles du pays. Ses ruelles étroites, où résonne l’écho des artisans au travail, tissent une toile labyrinthique au cœur de sa médina, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO.  

C’est ici que l’histoire se respire à chaque pas. La majestueuse médersa Bou Inania, avec ses arabesques raffinées, témoigne de l’excellence architecturale mérinide. La mosquée Al Quaraouiyine, fondée en 859, est l’une des plus anciennes universités du monde encore en activité, ayant accueilli savants et penseurs venus d’horizons divers.  

Mais Fès n’est pas qu’une citadelle d’histoire. Elle est un foyer vivant où les traditions et l’artisanat prospèrent. Dans les souks, les senteurs de cuir tanné dans les fameuses tanneries de Chouara se mêlent aux parfums d’épices. Les artisans façonnent avec savoir-faire céramiques et broderies, perpétuant des gestes hérités des siècles passés.  

Ville des mystères et des récits, Fès se découvre, normalement et pour d'autres que moi, lentement, dans une douce contemplation. Ses quartiers anciens, comme Fès el-Bali, révèlent une beauté qui n’a nul besoin de faste : un rai de lumière sur un zellige, une porte ouvragée, un éclat de voix dans une cour ombragée… Autant de détails qui font de Fès un monde en soi, un poème que l’on déchiffre à mesure que l’on s’y perd. 

Une fois sur la N6, qui est la route venant de Taza, je longe effectivement la Médina et la muraille. Cela me conduit aux premières portes. En effet, Fès est une ville accessible par des portes. Il y en a beaucoup. Ainsi je rejoins l’avenue du Batha qui me permet d'accéder à l’autre côté de la ville. Je rejoins le boulevard Abu-Bakr-Ibn-Al-Arabi qui m’emmène vers le côté face de Fès, visible depuis le tombeau des Mérinides. 

Quelques portes de Fès
 
Médina de Fès - En haut : Côté Pile - En bas - Côté Face


Je quitte la ville par les hauteurs des quartiers Belkyat et Ain Haroune, filant vers l’inconnu. Mais avant que le paysage ne s’ouvre, il faut traverser ces zones oubliées qui semblent servir de déversoir aux autres habitants de la ville. En effet, des décharges sauvages s’étendent sans fin. Gravats de travaux de bâtiments, poubelles éventrées, plastiques épars, odeurs âcres… 

Enfin, le décor bascule. Le Rif se dévoile, superbe, vaste, indompté. La route, un ruban de bitume marqué par le temps, serpente à travers ce paysage. Ici, les poids lourds sont interdits, la chaussée est bien trop instable, rongée par les affaissements plus ou moins importants et les nids d’autruches qui ponctuent mon trajet. Mais les 70 kilomètres qui suivent sont une merveille. 

Seule ombre au tableau : l’hypnose du paysage. Par moments, absorbé par la beauté du décor, j’ai l’étrange sensation que la moto disparaît sous moi, happée par un creux imprévu. Un instant suspendu, entre contemplation et frisson. Etrange sensation de basculer dans un autre monde... 



Les reliefs s’étendent, montagneux et agricoles, façonnés par une nature semblant préservée. Ici, l’agriculture n’a rien d’intensif. Les vastes champs, bien que généreux en surface, s’animent d’une présence humaine patiente et minutieuse. Des hommes et des femmes, faucilles en main, s’affairent à couper le blé et autres céréales, perpétuant des gestes anciens, rythmes ancestraux inscrits dans la terre.

Tout au long de ma route, les regards croisés sont lumineux. Les habitants me saluent avec bienveillance, leurs gestes empreints de simplicité et de chaleur. Depuis 11h00, le ciel est clair, le soleil étire sa lumière sur les sommets, bien que l’air reste doux, à peine 20 degrés. Une fraîcheur agréable, qui donne à ce tableau une sérénité diffuse.

Mais ce qui frappe surtout, c’est la démesure des couleurs. Pourtant, j'étais prévenu. Le patron de l'auberge, ce matin, m'en a parlé au moment des adieux. Ses termes étaient : « Sur la route, tu vas voir plein de fleurs en cette saison. Tu va te régaler! » m'a t'il dit. Et effectivement, les fleurs éclatent partout, comme si la montagne elle-même s’illuminait. Rouge, jaune, violet, bleu, vert. Un kaléidoscope vivant, une véritable explosion de teintes qui transforme le paysage en une fresque mouvante.


Ainsi, lentement, j’atteins les terres de Chefchaouen, la ville bleue du Rif. Elle surgit comme une vision, un rêve aux teintes d’azur, pourtant empreint de quelques dissonances. Ses ruelles aux mille nuances de bleu serpentent entre les montagnes, offrant une atmosphère de sérénité où le temps semble s’adoucir, comme retenu dans la lumière douce des façades peintes.

Fondée en 1471, la ville fut d’abord une forteresse, un bastion destiné à protéger la région des invasions. Aujourd’hui, elle pourrait être un havre de paix, une bulle suspendue où le bleu évoque à la fois le ciel, l’eau et la spiritualité. Mais comme souvent dans les cités marocaines, une ombre plane : celle des odeurs persistantes, des détritus abandonnés, des lacunes en matière d’assainissement et d'un indéniable problème d'hygiène. Une réalité qui tranche avec l’esthétique presque irréelle de Chefchaouen.

Curieusement, la seule ville où cette nuisance ne m’a pas frappé reste Ifrane—comme je l’évoquais hier—où l’ordre et la propreté semblent avoir trouvé leur place.



Un peu de vent adoucit l’atmosphère, dissipant les lourdeurs et rendant la ville plus respirable. Se perdre dans la médina de Chefchaouen, c’est pénétrer un tableau vivant, une fresque aux nuances infinies. Les escaliers s’enroulent doucement entre les maisons, leurs courbes épousant le relief du Rif. Les portes en bois sculpté murmurent des histoires anciennes, chaque arabesque gravée portant l’empreinte du temps. Sous l’ombre bienveillante des orangers, les fontaines chuchotent à qui sait écouter.

Au-delà des ruelles, Chefchaouen s’ancre dans une nature majestueuse. Les montagnes du parc naturel de Talassemtane s’élèvent comme une forteresse de verdure, un sanctuaire où l’air est imprégné des parfums mêlés des cèdres et des oliviers. Les randonneurs s’y aventurent, suivant des sentiers qui serpentent entre cascades et sommets embrassant les cieux, la lumière jouant sur les crêtes comme un dernier souffle de l’horizon. 



Vendredi 16 mai, je démarre la journée en laissant mon linge à laver, à l'hôtel, pour la dernière fois. Il faut noter qu'au Maroc, j'ai pu faire laver mon linge très régulièrement sans surcoût. J'ai juste donné quelques dirhams aux dames qui s'en occupaient. 

Sur les conseils avisés de Natacha et Hamza, je me lance aujourd’hui dans la randonnée des cascades de la vallée d’Akchour. La décision s’est prise presque sur un coup de tête, dans l’échange nocturne avec le veilleur de l’hôtel, alors que je rentrais de dîner. Avec une efficacité remarquable, il a contacté un chauffeur de taxi francophone et nous avons fixé les détails : départ à 9h00, prise en charge devant l’hôtel, trajet de 45 minutes jusqu’au point de départ de la randonnée, puis retour prévu à 15h00. Tout est réglé, je n’ai rien à gérer. Sur place, l’eau fraîche se trouve sans difficulté, et plusieurs petits restaurants promettent un déjeuner aux saveurs locales.

Nichées dans les montagnes du Rif, les cascades d’Akchour semblent être un véritable joyau naturel, où l’eau et la roche se rejoignent dans une danse millénaire. Ici, chaque pas sur le sentier devrait être une invitation à explorer une vallée luxuriante, bercée par le murmure d’une rivière cristalline. Telle est la promesse qui m'est faite. 

Pendant le trajet, le chauffeur me livre un détail qui teinte le décor d’une autre nuance. À perte de vue, ces terres sont dédiées à la culture du cannabis, omniprésent dès la saison haute. Aujourd’hui, rien de visible, mais les récoltes reposent dans les greniers à fourrage, invisibles. Etre dans le Kif du Rif ? Ou être dans le Rif du Kif ? Une interrogation suspendue dans le paysage, entre le naturel et le culturel, entre l’évident et le dissimulé.
 
Carte de la randonnée : 

trait bleu : route en taxi - trait rouge : trace de la randonnée

Profil altimétrique de la randonnée : 


Route d'accès depuis Chefchaouen

L’itinéraire débute au petit village d’Akchour (je reviens par le même chemin, une fois à la grande cascade), où mes premiers pas sont une douce immersion dans une végétation foisonnante. Les chênes verts et les lauriers roses encadrent le chemin, offrant ombre et fraîcheur. Au fil de la marche, le sentier épouse les contours de la rivière, jalonné de petits ponts rustiques (ou, parfois, de pas japonais en cube de béton) et de vasques naturelles où l’eau scintille sous le soleil. 

Les mômes m'ont dit : « Tu ne peux pas te tromper.. Il n'y a qu'un seul chemin et de toute façon, tu suis tout le monde ». Ceci est assez vrai pour la première partie de la randonnée qui conduit à la petite cascade. Pour la suite, c'est nettement moins vrai... Et puis, il y a un truc, tout de même. C'est que je suis tout seul... Je ne peux suivre personne. 

Comme en Iran, lors des randonnées, il y a des installations sauvages au bord de la rivière afin de permettre aux promeneurs et autres marcheurs de se restaurer, de boire un thé, une orange pressée, de l'eau... Ces installations sauvages peuvent être sommaires, comme une table et des chaises de jardin au milieu de la rivière, ou des bancs et tables en béton. Tout est possible. 

En haut : Orchidée sauvage rencontrée au fil du chemin - En bas à gauche : petites cascades à mi parcours - En bas à droite : grande cascade de la fin du parcours,  mais sans eau aujourd'hui... 

La seconde partie de la randonnée menant à la grande cascade se révèle plus ardue, ponctuée de passages où le sentier exige prudence et endurance. On m’a parlé de deux heures de marche pour atteindre ce joyau naturel. Parti du parking à 9h40, je jette un œil à mon téléphone, à l'arrivée : 11h40. Je rebrousse donc chemin. Juste avant, je me prends à imaginer le spectacle lorsque le mystérieux maître des lieux n’a pas coupé le robinet céleste. En effet, il n'y a pas d'eau dans la cascade. L'imagination fait son travail. Une chute verticale de trente mètres, une colonne d’eau qui s’effondre avec fracas contre la roche, un bassin où il doit être possible de se baigner. Mais aujourd’hui, ce panorama reste une vision fugitive, une promesse non tenue.

Comme je connais les difficultés, le retour est plus rapide. Je sais aussi où passer, maintenant. Il y a aussi bien plus de monde, à présent. Finalement, ce n'était pas si mal d'être seul... Comme je suis en avance sur l'horaire, je m'offre un thé à la menthe, sur une des chaises de jardin qui traîne au bord de la rivière. Dans le bruissement de l’eau et le parfum des feuilles infusées, une réflexion émerge doucement. Ces petits kiosques précaires, ces tables rudimentaires posées çà et là, sont bien plus que de simples aménagements de fortune. Ils sont une économie parallèle, une source de revenus pour ceux qui tirent leur subsistance de ces flux de marcheurs. Une nécessité, plus qu’une excentricité. Tout compte fait, ce thé a un goût différent... Celui de la nuance, celui du regard qui évolue. Mais ces promeneurs et autres commerçants de fortune pourraient ramasser leurs papiers et autres plastiques, bordel!

Pause thé à la menthe sur une chaise de jardin au bord de la rivière

A 14h00, je déjeune dans une gargote près du lieu de départ de la randonnée. Le temps s'étire doucement. Mes genoux se remettent de la marche et à 14h45, comme toujours en avance le Babaz, je vais vers le parking. Mon taxi arrive juste. La vie n'est-elle pas belle ? 

Durant le retour, nous prenons une autre route. Mon chauffeur m'indique que pour aller à Tetouan demain, si j'ai le temps, je devrais passer par là. Il me montre une route sur la droite. Ce sera plutôt cool, à moto. Banco! C'est vendu. Je changerai le tracé de demain, une fois à l'hôtel. 

Au fil de nos conversations, je lui parle des bars et de celui que j'ai testé hier soir. En effet, j'avais envie d'une bière. Cet endroit m'a paru plutôt glauque. Une entrée un peu cachée, un portier patibulaire, une salle en sous-sol... et enfumée, comme au temps ancien. Bref, dans les années 30, aux US de Donald, on se serait cru avec Eliot Ness et la prohibition. Il m'indique qu'il y en a un autre, dans un hôtel. Il va m'y conduire pour que je vois par moi-même. 

Diable, c'est très loin de mon auberge et pas beaucoup mieux... Mais je peux acheter pour consommer ailleurs. Je rentre, avec mon sac noir cachant la bière acquise, en taxi. 

Depuis le toit-terrasse de l’hotel 

Là je suis installé sur le toit-terrasse de l'hôtel où je réside. Je suis en train de rédiger ce billet, accompagné de mon Estrella-Galicia, et c'est quand même nettement mieux que d'être enfermé dans cette salle sans fenêtres.  

Samedi 17 mai : dernière étape marocaine. Avec cette découverte du Rif et mon arrivée en Espagne, à Ceuta, je termine la route Foucauld faite à l'envers, car Charles avait commencé par là, son voyage. Moi, c'est ici que je termine (voir l'itinéraire complet au Maroc au début de cet article).  

Comme vu hier, j'ai ajusté mon tracé pour prendre la route indiquée par le chauffeur de taxi. 

Devant prendre le bateau à Ceuta, et compte tenu du délai de passage de la frontière entre l'Espagne et le Maroc, à l'aller, j'ai décidé d'assurer le coup. Je veux être à Ceuta la veille du départ du bateau. En effet, à l'aller, j'ai passé une heure à montrer patte blanche et à expliquer pourquoi j'avais trois livres avec moi... Dans ma valise droite... Mais pourquoi m'a-t-il fait ouvrir celle-ci, et pas l'autre... Le guide Lonely du Maroc, le dernier roman d'Eric Fottorino intitulé « Des gens sensibles » et le dernier roman de Pierre Lemaître intitulé « Un avenir radieux ». J'en étais resté ébaubi... Les feuilles imprimées de mon trajet avaient aussi beaucoup intéressé le douanier. Je me pose encore la question de pourquoi les livres ont-ils interpellé mon gabelou marocain à l'entrée au Maroc. 

La Méditerranée côté Rif

La Méditerranée côté enclave espagnole 

Cette fois, j'ai lâché le Lonely dans l'appartement de Marrakech, j'ai offert le Fottorino à Mme Arlette (Voir article n°3 de ce voyage : La route Foucauld à l'envers) lors de mon départ de Keelaât m'Gouna et j'ai donné le Lemaître à Natacha, à mon arrivée à Marrakech. Rien ne peut m'arriver ? Peut-être que si... Natacha m'a prêté un bouquin sur la vie dans Harlem dans les années 60. Il doit y avoir du kif, là-dedans... 

Et bien, au retour, cela passe presque tout seul. Côté marocain, on fait la gueule, on a une mine soupçonneuse et on renifle ma moto des fois que le kif soit dans les valises, on me fait ouvrir les 3 coffres et puis basta. Côté espagnol, on me sourit, on me pose des questions sur le voyage que je viens de faire, on me fait ouvrir un coffre et on me dit bon retour. Le tout a pris 35 minutes. 

Plaza de Africa et Cathédrale de Ceuta

À Ceuta, je retrouve l'heure européenne. C'est aussi pour cela que j'ai anticipé mon arrivée. La crainte d'une erreur d'horaire, combinée à un problème de frontière, c'était trop pour moi. L'enclave espagnole m'apparaît plutôt jolie. Bien plus que Mellila, mais j'y étais arrivé de nuit. L'ambiance est agréable. 

La distance que j’ai parcourue au Maroc est de 3274 kilomètres. 

Demain matin, je prends le bateau. Et, comme on dit ici, pour conclure : Abdullah!

Sources et crédits de cet article :


- Informations sur imouzzer Kandar  par stayhere.ma

- Présentation du Rif par Chiquie - Tout sur le Maroc

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